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Le Parvis du Protestantisme - Le Blog
23 mai 2012

Jacques Ellul : un penseur radical ?

P1150710Le Parvis du Protestantisme était honoré ce mardi 22 mai de la présence de Frédéric Rognon. Le pasteur Frédéric Keller a présenté l'invité : pasteur de l’Eglise réformée de France, maître de conférences en philosophie, éthique et anthropologie de la religion à la Faculté de théologie protestante de Strasbourg (Université Marc Bloch), il est l'auteur de nombreux ouvrages, parmi lesquels « Jacques Ellul : une pensée en dialogue » et « génération Ellul – 60 héritiers de la pensée de Jacques Ellul ». Frédéric Rognon est aussi président de la commission "Justice et Aumônerie des prisons" de la Fédération protestante de France.

Frédéric Rognon 1

Comme il l'a lui-même remarqué en commençant sa conférence, un public nombreux avait affronté les averses orageuses et fait le choix de rester sourd aux sollicitations nombreuses qu'offre notre monde moderne pour venir découvrir un aperçu de la pensée de Jacques Ellul en les murs du Parvis du protestantisme. Et cette remarque n'avait rien d'anodin : Jacques Ellul n'a en effet jamais cessé de nous inviter à faire le bon choix, à choisir la meilleure part dans le déluge de messages qui nous sont adressés.

Qui est Jacques Ellul, juriste, sociologue, philosophe et théologien, homme simple, brillant, et anticonformiste, plus connu à l’étranger qu’en France ? La pertinence de sa pensée au XXIème siècle laisse songeur. Né en 1912 à Bordeaux et mort en 1994, Jacques Ellul aura donc traversé le 20ème siècle, cette société de tous les espoirs, de toutes les trahisons et de toutes les abominations sans y être reconnu à sa juste valeur. Il est né à bordeaux et souhaitera toute sa vie rester un provincial, loin de la capitale. Est-ce la raison pour laquelle il n’obtient pas la juste reconnaissance de son talent ?

JacquesEllul

Le père de Jacques Ellul était d'origine serbe orthodoxe, et était libre penseur, sa mère portugaise, protestante, était croyante mais non pratiquante : une filiation plutôt atypique qui explique que le jeune Jacques Ellul n'ait pas pratiqué une religion jusqu'à l'âge de 17 ans. C'est à cet âge qu'il se convertit, assez brutalement : il a senti l'évidence de la présence de Dieu à ses côtés.

Osho-on-karl-marxParadoxalement, il cherche alors à éprouver la solidité de sa foi : épris de liberté, il redoute en effet que cette foi nouvelle ne l'enferme, ne le contraigne à des choix qui seraient autant d'atteintes à l'exercice de son libre arbitre. Il se lance alors dans la lecture des auteurs antichrétiens et athées, à commencer par Karl Marx !
Cela en dit long sur la personnalité du jeune homme et sur son honnêteté intellectuelle ! Quoiqu'il en soit, il ressort de cet examen raffermi dans ses convictions, et persuadé que la vraie liberté passe par le Christ.

Bachelier à 16 ans, docteur en droit à 24 ans, Jacques Ellul a manifestement de grandes capacités intellectuelles : il décide de les mettre au service de Dieu et renonce à être juriste. En 1937, il est chargé de cours à la faculté de Droit de Montpellier, puis de celle de Strasbourg, repliée à Clermont-Ferrand à cause de la guerre. Au moment de l’armistice, en 1940, il critique imprudemment le Maréchal Pétain devant un étudiant qui lui demandait ce qu’il en pensait et il ajoute « ne retournez pas à en Alsace, c'est l'enrôlement dans la Wehrmacht qui vous y attend ! ». Cette critique lui vaut d’être révoqué de l’université. Il se lance alors dans la résistance, non pas les armes à la main, mais pour d’autres missions – il a notamment caché des juifs.

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A la libération, il retourne à Bordeaux et à partir de 1944, il enseigne l’histoire des institutions et l’histoire sociale à l'université de Bordeaux puis, à partir de 1948, à Sciences Po Bordeaux (IEP). Il a écrit quelques 58 livres, rédigé 1 118 articles, correspondant à des milliers de pages.

De 1944 à sa mort en 1994, Il connaitra trois types d’engagements :

- un engagement écclésial à Peyssac, près de Bordeaux, où il fonde et dirige une paroisse en qualité de prédicateur laïc. Il sera membre du synode national (organe législatif) ainsi que du conseil national (organie exécutif) de l'Eglise Réformée de France : il n'en affichera pas moins une position iconoclaste, souvent à contre courant de la ligne dominante.

- dans les années 50, il crée le « club de la prévention de la délinquance » qui propose des mesures concrètes pour enrayer la délinquance. Un exemple : à des jeunes qui ont flanqué des mobylettes à l’eau, il propose de faire la plongée sous-marine : c'est façon originale de sortir les engins de l'eau et les délinquants de la violence ! Que proposerait-il aujourd’hui pour ces tagueurs qui détériorent le mobilier urbain, comme à ce jeune qui a détruit dont les dégâts sont chiffrés à 500 000 euros et qui encourt 3 ans de prison et 45 000 euros d’amende !

- Un engagement écologique : dans les années 70, un projet de « développement » de la côte d’Aquitaine a pu être rejeté par la résistance des villages que Jacques Ellul a sillonnés pour informer les habitants du bétonnage qui se préparait.

Ainsi, on perçoit dans la vie de Jacques Ellul à la fois son désir de mettre en cohérence sa pensée et ses actes : à cet égard, il n'est pas étonnant que son œuvre croise les points de vue sociologiques et théologiques, dans un mouvement dialectique qui conjugue ces deux axes majeurs de sa pensée. C'est ce que l'on peut observer dans son travail de recherche sur les rapports que la société entretient avec la technique.

Il est, par exemple, possible de déplacer virtuellement par un clic de souris d'énormes sommes d'argent (les scandales provoqués par certains traders restent présents dans nos esprits) : la crise financière est une crise de la finance technicienne, et on sait désormais à quels excès cela peut conduire !

Jacques Ellul dénonce la manière dont la société se laisse diriger par la technique, démontrant l'impuissance des politiques à enrayer sa toute-puissance. Dès les Trente Glorieuses, il élabore une critique radicale de la croissance exponentielle, pressentant combien le « toujours plus » déboucherait dans une impasse pour finir dans l’abime. Comment peut-on envisager un développement infini dans un monde fini ?

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Il existait hier un monde de l’Est et un monde de l’Ouest, apparemment différents par leurs idéologies respectives, leurs modes de pensée, mais tous deux subissent la même industrialisation, le même productivisme désastreux pour la planète.

Mais, selon Jacques Ellul, le progrès technique ne se contente pas d'orienter le monde, nos modes de vie, de pensée, d’actions, mais il modifie en profondeur les rapports humains. Plus encore, la dictature de l'efficacité disqualifie les modes de relation non marchands et non évaluables.

autruche_politique-Le diagnostic est sévère : si les sociétés sont incapables d'opposer une résistance au laminoir technique qui s'impose à elles, quelle marge de manœuvre leur reste-t-il ? Bien peu, selon Jacques Ellul qui l'a lui-même expérimenté : par un exercice politique de six mois, en tant qu’adjoint au maire, il réalise que les politiques n’ont plus aucun pouvoir. Il ne reste que « l’illusion politique », titre d'un de ses ouvrages fameux.

Cette illusion est entretenue par le balai des élus donné en spectacle par les médias, lors de leurs déplacements, tandis qu'ils laissent à leurs techniciens le soin de travailler sur les dossiers, se contentant de signer sans trop savoir de quoi il retourne.

Si la politique se révèle impotente, qu’en est-il de notre liberté ? De la confiance que l’on a dans ce que l’on fait ? N'y a-t-il pas un pessimisme paralysant dans cette vision radicale de l'action humaine ?

C'est sans doute là que se situe l'originalité de la réponse de Jacques Ellul à cette question. Dans l'honnêteté de ce pessimisme, l'espérance et la foi permettent d'aller au bout de l'analyse critique de la société et prémunissent contre la tentation de l'échec, du suicide. Dans une tradition qui semble plus proche encore du judaïsme que du protestantisme, il propose d'ouvrir la bible pour y trouver non les réponses à ces questions mais les bonnes questions que l'humain doit se poser : car Dieu ne cesse de nous interroger et nous interpeller ! A Caïn : « qu’as-tu fait de ton frère Abel ? », ou encore Jésus à Pierre : « qui dites-vous que je suis ? » ou à Marie de Magdala : « qui cherches-tu ? ».

Nous devons nous aussi nous poser les bonnes questions sur notre vie : c'est la condition de notre libération. Le christianisme peut nous conduire à prendre du recul par rapport à cette société englobante, enfermante. C'est la seule voie vers la liberté car elle propose de nous libérer de nous-mêmes, de tout ce qui nous aliène – technique, argent, loisirs...

Jacques Ellul propose donc une éthique de la profanation : il faut cesser de sacraliser nos idoles modernes mais vivre pleinement engagé dans le monde sans accorder de valeur à ce monde.

130DOr, Jacques Ellul fait un constat amer : l’église n’a cessé de faire le contraire de ce qu’enseignait le Christ, le grand libérateur. Elle a persécuté les femmes quand Jésus les libérait. Elle a encouragé des régimes oppresseurs quand le Christ enseignait la douceur. Elle s'est corrompue dans l'amour de l'argent quand toute la bible prévient contre cette idolâtrie !

génération ellulPour terminer, Frédéric Rognon a évoqué l'ouvrage qu'il a consacré à Ellul, « Générations Ellul, soixante héritiers de la pensée de Jacques Ellul » pour illustrer la diversité de ces héritiers : universitaires, chercheurs, journalistes, hommes d’église (tous courants), médecins…

La critique de la société technicienne de cet intellectuel protestant du XXe siècle, ce penseur du XXIe siècle, réapparaît par exemple dans les milieux écologistes, mais aussi auprès de certains de nos contemporains soucieux de l’avenir de la planète.

Jacques Ellul laisse une œuvre colossale, dont on prend seulement conscience en France aujourd'hui !

On le sait bien, nul n'est prophète en son pays !

Solange Strimon et Fabienne Chabrolin

P1150697


Petite bibliographie pour aller plus loin :

De Jacques Ellul :

- L'illusion politique, écrit avec Daniel Compagnon

- La technique ou l'enjeu du siècle

- Le vouloir et le faire, recherches éthiques pour les chrétiens

- Ethique de la liberté

De Frédéric Rognon, ouvrages à propos de Jacques Ellul :

- Génération Ellul - 60 héritiers de la pensée de Jacques Ellul

- Jacques Ellul : une pensée en dialogue

Et pour terminer un ouvrage écrit par Jacques Ellul et Frédéric Rognon :

- De la révolution aux révoltes


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