Le charismatisme : nouveau courant mystique ?
Pour comprendre les lieux communs répandus en France sur les charismatiques, il faut mesurer leur poids dans le protestantisme français. Ils représentent en effet environ 4 % des protestants, et si l'on se souvient que 2/3 des protestants dans le monde sont des charismatiques, on comprend mieux l'exception française et la difficulté à appréhender leur spécificité.
C'est pourtant dans cette perspective téméraire que Jean-Raymond Stauffacher s'est engagé : pasteur de l'Eglise Protestante Réformée de la rue de Friedland, à Marseille, invité des déjeuners du Parvis mardi 21 février, il nous a proposé une synthèse sur le charismatisme en privilégiant une approche socio-théologique.
Il faut en effet être un peu téméraire pour s'emparer d'un sujet aussi exotique et incompris : les amalgames dans les médias français entre charismatiques, pentecôtistes, évangéliques - appelés par erreur "évangélistes" par la plupart des journalistes, à l'exception notable d'Henri Tincq, journaliste du quotidien "Le Monde" - militants extrémistes anti-avortement ou anti-homosexuels, puritains et fondamentalistes chrétiens de tous bords, rendent ardue toute tentative d'examen apaisé et serein de ce courant du christianisme contemporain. Ils ont aussi contribué à développer un sentiment d'hostilité à l'égard des charismatiques, y compris dans les milieux réformés.
Qu'est-ce qu'un charismatique ? Ce n'est pas uniquement un membre d'une église charismatique ; c'est aussi un individu "touché par l'Esprit" - nous reviendrons plus loin sur ce point. C'est la raison pour laquelle ce courant traverse tous les milieux chrétiens, qu'il s'agisse des protestants, des catholiques, et, dans une moindre mesure des orthodoxes - comme certains Coptes d'Egypte.
Jean-Raymond Stauffacher a choisi de s'intéresser dans un premier temps aux idées reçues sur le courant charismatique, dans une démarche qu'on pourrait qualifier d'"apophatique" - "ce que le charismatisme n'est pas" - pour parvenir à en dessiner les contours de manière plus fine. Il privilégie trois "idées reçues".
Le charismatisme est-il un avatar de notre ultra-modernité ? Est-ce un sous-produit de la recomposition du sentiment religieux à l'oeuvre dans un monde marqué par la rationalité ? S'engager dans cette interprétation conduit à balayer d'un revers de la main les racines de ce mouvement : il s'exprime en effet à divers moments de l'histoire du christianisme, plus particulièrement à partir de l'émergence du protestantisme - que l'on pense par exemple aux Shakers, issus du prophétisme cévenol au XVIIème siècle, ou au mouvement des Quakers, né en Angleterre à peu près à la même période. Une de ses caractéristiques est sa méfiance vis à vis des églises institutionnelles, considérées comme des entraves à une relation directe avec Christ. C'est une des raisons du succès du charismatisme en Afrique : à la faveur de la décolonisation, ce mouvement a pu offrir l'occasion d'une remise en cause des églises officielles blanches et européennes.
Ainsi, il convient plutôt d'appréhender le charismatisme sous l'angle de l'émergence d'une contre-culture protestante, lieu de renouveau spirituel teinté d'une critique radicale du protestantisme, dans la tradition biblique du Prophétisme.
Le charismatisme n'est donc pas un mouvement anarchique et désorganisé, comme il est souvent présenté. Il repose sur l'idée que l'Eglise doit assumer sa dimension prophétique, et fait donc du prophète la pierre angulaire de son organisation ecclésiale. Les Mega-church aux USA sont des églises structurées, régulées, institutionnalisées autour de la prophétie, lieu de l'expression de la "vérité".
Enfin, le charismatisme est-il une recomposition du mysticisme, présent dans le christianisme depuis les origines ? Si Bernard de Clairvaux ou Thérèse d'Avila ont envisagé l'idée d'une relation personnelle avec Dieu, ils n'ont pas opéré de rupture entre foi et raison. Le mysticisme s'est en général appuyé sur une théologie systématique qui ne laisse pas toute la place à la recherche d'un "ressenti" avec Dieu. A contrario, ne peut-on considérer que le baptême du Saint Esprit, éprouvé dans la chair, manifesté dans la glossolalie (ou "parlé en langues"), signe du salut, étendard du pentecôtisme et du charismatisme, interdit, par sa technicité, toute interprétation nuancé d'une mystique charismatique ? Pas de progression en effet dans la croissance d'une relation avec Dieu, mais une vision binaire que l'on peut résumer ainsi : "si vous ne parlez pas en langues, vous n'avez pas reçu le baptême du St Esprit".
Vision réductrice peut-être, et ce n'est pas sans raison que Jean-Raymond Stauffacher a évoqué le travail de trois théologiens américains : le charismatique Wayne Grudem, les pentecôtistes John Ruthven et Gordon Fee, ce dernier également influencé par le charismatisme. L'importance de leur travail vient moins de l'originalité de leur pensée que de leur capacité à proposer une synthèse de la théologie systématique proposée par le charismatisme. Mais ils sont aussi les fers de lance des débats qu'ils entretiennent avec les autres dénominations protestantes sur des thèmes théologiques clivant, comme le cessationisme, l'ordo salutis ou l'intentionnalité du texte biblique.
Le cessationisme concerne le statut des miracles dans la Bible : sont-ils des signes datés qui n'auraient plus de légitimité aujourd'hui et relevant d'une catégorie de pensée qui n'est plus la nôtre, comme le pensent les libéraux ? Comment en effet expliquer que ces miracles n'aient plus lieu sinon en affirmant qu'ils ne sont plus pertinents ? C'est l'argument des évidentialistes, de l'anglais "evidence", c'est-à-dire preuve. La réponse charismatique est au contraire que les miracles sont partie intégrante de la révélation et que le rationalisme influence négativement les chrétiens qui refusent la réalité des signes dans leur vie.
L'ordo salutis concerne le salut pour les hommes : alors que les catholiques ont apporté une réponse technique à la question du salut, faisant du baptême un impératif nécessaire au salut des hommes, les réformés ont articulé cette question autour de la justification par la foi : de manière très simplificatrice, on peut résumer cela en 4 étapes. Dieu appelle l'humain, il répond à cet appel, il obtient en retour sa justification qui permet sa sanctification.
Mais pas de place, apparemment, pour l'action du St Esprit dans ce processus de salut. Or, nous l'avons vu, les charismatiques, et, avec eux, les pentecôtistes, accordent une place de choix au baptême de l'Esprit qui est la marque du salut donné à chaque homme.
En somme, les églises ont tenté, chacune à sa manière, de donner une réponse technique à la question du salut : le baptème du St Esprit pour les charismatiques, le baptème d'eau pour les catholiques et les orthodoxes, l'assurance du salut comme marque de son obtention pour les protestants réformés. Une manière de forcer la main à Dieu et de conjurer ses propres peurs ?...
Enfin, le troisième débat ouvert par les charismatiques concerne l'intentionnalité du texte biblique : il s'agit de rationaliser par des critères objectifs la lecture du texte biblique, en utilisant par exemple la fréquence statistique de certains thèmes dans la Bible. Ainsi, il n'est pas anodin que 46 % de l'évangile de Marc et 22 % de l'évangile de Luc soient consacrés à des récits ayant trait au surnaturel. Cela doit modifier notre manière d'appréhender la dimension irrationnelle des récits bibliques. Mais les charismatiques vont plus loin : leur démarche consiste à faire advenir le royaume de Dieu par la présence de signes et de miracles, dans une ouverture entière à ce que le St Esprit peut accomplir dans nos vies. Ainsi, au-delà de la maxime réformée "Sola scriptura", les théologies de la mouvance charismatique sont des tentatives d'émancipation des catégories de la pensée réformée qui cherchent à rendre compte de l'expérience de la proximité avec Dieu.
Ainsi, on comprend qu'en se structurant et en s'engageant dans une critique des théologies et des pratiques réformées, le charismatisme conduit le monde protestant à entrer dans un débat qu'il pensait peut-être avoir déjà tranché. Mais le succès de ces mouvements dans le monde, encore peu visible dans notre pays, ne peut être nié ni occulté : la mutation à l'oeuvre dans le protestantisme au sein des églises charismatiques (ou néocharismatiques) est sans doute aussi bouleversante pour le paysage protestant que l'ont été l'émergence de la mouvance évangélique ou le pentecôtisme. Ces vagues de réformes radicales ont laissé des traces profondes et montrent la vitalité et la mutabilité du protestantisme mondial qui tend vraissemblablement à s'accélérer.
Une autre preuve de sa modernité ?
Fabienne Chabrolin
Petite bibliographie pour aller plus loin :